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Chairs mortes
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12 mars 2005

Se dédire

" L’addition et la soustraction

Dans notre monde où apparaissent chaque jour de plus en plus de visages qui se ressemblent toujours davantage, l’homme n’a pas la tâche facile s’il veut se confirmer l’originalité de son moi et réussir à se convaincre de son inimitable unicité. Il y a deux méthodes pour cultiver l’unicité du moi : la méthode additive et la méthode soustractive. Agnès soustrait de son moi tout ce qui est extérieur et emprunté, pour se rapprocher ainsi de sa pure essence (en courant le risque d’aboutir à zéro, par ces soustractions successives). La méthode de Laura est exactement inverse : pour rendre son moi plus visible, plus facile à saisir, pour lui donner plus d’épaisseur, elle lui ajoute sans cesse de nouveaux attributs, auxquels elle tâche de s’identifier (en courant le risque de perdre l’essence du moi, sous ces attributs additionnés). " (KUNDERA, 1990/1993, L’immortalité, Paris, Folio/Gallimard : 151).

Mais pourquoi avoir à se confirmer l’originalité de son moi et se convaincre de son unicité ? Se distinguer, se ressaisir, s’approprier un éclat de soi. Echapper à l’informe. Curieux sursaut qui suppose l’invention d’une masse pour mieux s’en déprendre. L’affirmation de soi suppose le mépris. Personnage de Kundera : une femme, dans un sauna, proclame son amour des douches froides sur le même ton que son horreur de la modestie (KUNDERA, 1990/1993, L’immortalité, Paris, Folio/Gallimard : 23-24).

Il suffit de s’attabler. Recueil des je triomphants. Celui qui se dit, parle toujours un peu plus fort, toujours un peu trop fort. Les " moi, je " échappent à l’intime. Ils ont besoin d’une scène, réduite à la masse. Le personnage de Kundera provoque. Bien plus nombreux sont ceux qui imposent leur amour des douches chaudes et font éloge de la modestie. " Je déteste les gens prétentieux ". " J’aime les gens sincères ". C’est le commun des proclamations de soi. Le cliché ne les empêchent pourtant pas de se mirer. La pose de la voix accompagne celle du corps, le regard cherche le public qui doit entendre.

J’ai toujours été surpris par ces affirmations qui se donnent pour distinctives mais qui deviennent cliché à force d’être redoublées. Adolescent, toutes les interviewes me semblaient contenir les mêmes déclamations. Les femmes se disaient toujours gourmandes. Les hommes affirmaient toujours leur haine de l’injustice – jusqu’à pouvoir affirmer tout supporter, sauf l’injustice. Proclamation des proclamations, le comble de l’orgueil était d’affirmer l’horreur de laisser indifférent. Proclamation de l’entier : je préfère être détesté que de laisser indifférent.

Nous serions dans le siècle de l’affirmation de soi. Mais l’affirmation de soi n’est qu’un piètre chœur. Ironie du comique. Un homme se lève dans une foule pour proclamer : j’aime les êtres entiers. Un autre s’agite pour prendre la parole – lui aussi à droit à la parole. Lui aussi a le droit de se dire – il déclame : je hais les êtres à moitié. Un troisième fulmine mimant l’impatience du désaccord. Lui aussi a le droit d’expression. Et d’affirmer : plutôt être détesté que mutilé. Et la scène est reconduite partout – jusqu’à se demander si le besoin est dans la proclamation de l’unicité ou dans la simple proclamation. Cape diem. Il ne faut avoir des regrets. J’aime les gens sincères. J’aime m’éclater.

Tous, pour se dire, ils empruntent.

Celui qui s’écrierait : j’adore voir mon corps recouvert d’excrément tout en buvant l’urine d’un tiers. Celui là serait unique. Mais celui là ne se lève pas. La foule veut la parole, chacun veut s’en retrancher, mais c’est à chaque fois pour redoubler les propos.

Moi, à mon coin de table, c’est dans le silence que je me sens unique. Je suis celui qui ne se proclame pas.

-.-

" De Mallarmé à un auteur inédit qui lui demandait un texte de présentation ou de soutien: ‘J'abomine les préfaces issues même de l'auteur, à plus forte raison trouvè-je mauvais air à celle ajoutée par autrui. Mon cher, un vrai livre se passe de présentation, il procède par le coup de foudre, comme la femme avec l'amant et sans l'aide d'un tiers, ce mari...’

J'ai écrit dans un tout autre sens: ‘Noli me legere.’ Interdiction de lecture qui signifie à l'auteur son congé. ‘Tu ne me liras pas.’ ‘Je ne subsiste comme texte à lire que par la consumation qui t'a lentement retiré l'être en écrivant.’ ‘Jamais tu ne sauras ce que tu as écrit, même si tu n'as écrit que pour le savoir.’

Avant l'œuvre, œuvre d'art, œuvre d'écriture, œuvre de parole, il n'y a pas d'artiste, ni d'écrivain, ni de sujet parlant, puisque c'est la production qui

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produit le producteur, le faisant naître ou apparaître en le prouvant (c'est, d'une manière simplifiée, l'enseignement de Hegel et même du Talmud : le faire prime l'être qui ne se fait qu'en faisant – quoi ? peut-être n'importe quoi : le jugement sur l'importance du n'importe quoi dépend du temps, de ce qui arrive, de ce qui n'arrive pas : ce qu'on appelle les facteurs historiques, l'histoire, sans pour autant chercher dans l'histoire le jugement dernier). Mais si l'œuvre écrite produit et prouve l'écrivain, une fois faite elle ne témoigne que de la dissolution de celui-ci, de sa disparition, de sa défection et, pour s'exprimer plus brutalement, de sa mort, au reste jamais définitivement constatée : mort qui ne peut donner lieu à un constat.

Ainsi, avant l'œuvre, l'écrivain n'existe pas encore ; après l'œuvre, il ne subsiste plus : autant dire que son existence est sujette à caution, et on l'appelle ‘auteur’ ! Plus justement, il serait ‘acteur’, ce personnage éphémère qui naît et meurt chaque soir pour s'être donné exagérément à voir, tué par le spectacle qui le rend ostensible, c'est-à-dire sans rien qui lui soit propre ou caché dans quelque intimité.

Du ‘ne pas encore’ au ‘ne plus’, tel serait le parcours de ce qu'on nomme l'écrivain, non seulement son temps toujours suspendu, mais ce qui le fait être par un devenir d'interruption. "

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(BLANCHOT Maurice, 1983, Après coup précédé par Le ressassement éternel, Paris, Les Editions de Minuit : 85-86.)

" Interdiction de lecture qui signifie à l’auteur son congé ". Laura fait de sa chatte siamoise une extension de son âme (KUNDERA, 1990/1993, L’immortalité, Paris, Folio/Gallimard : 151). L’aimer tout entier, c’est aimer son animal. On ne peut l’aimer si on n’aime pas sa chatte. On se doit de l’aimer jusqu’en son animal. A y regarder de plus prêt, nous avons tous cette prétention. Si tu m’aimes tu dois m’aimer jusque dans ma passion pour les coléoptères. C’est une partie de ma vie. Comment pourrais tu prétendre m’aimer en ne m’aimant que mutilé ? A y regarde d’encore plus prêt, la prétention est bien en deçà de cet au-delà fourni par les choses, les animaux ou les activités. Prétention à être aimé…en brut…en entier…

Et ce que l’on crée ? J’ai mis une part de moi même dans cette œuvre dit l’artiste. Prolongement de soi bien davantage que l’objet d’élection. Je peux me reconnaître dans la chatte, dans les mœurs des coléoptères, dans le parcours de Johnny Halliday. Je m’approprie ce qui me préexiste. Mais ce qui procède de moi, comment ne pas le revendiquer ?

Comment accepter que cela m’échappe ? Récusation de l’essence : je ne me suis pas diffusé. Mais du moins, dans l’acte de création, me suis-je peut-être perdu ? Ai-je pu affronter des parts inconnues de moi qui se révèlent ainsi à moi ? Et voilà qu’il me faut accepter d’en être dissous. Congédié, privé du je.

" A-t-on remarqué que, à son insu, Valéry imaginant l'utopie de Monsieur Teste fut le plus romantique des hommes ? Dans ses notes, il écrit, ingénu : ‘Ego - Je rêvais d’un être qui eût les plus grands dons - pour n’en rien faire, s’étant assuré [comment?] de les avoir. J’ai dit ceci à Mallarmé, un dimanche sur le quai d’Orsay.’ Or, qu'est-ce que cet être, musicien, philosophe, écrivain ou artiste, ou Souverain, qui peut tout et ne fait rien ? Exactement, le génie romantique, un Moi si supérieur à lui-même et à sa création qu'il se défend orgueilleusement de se manifester, un Dieu donc qui se refuserait à être démiurge, le Tout-Puissant infini qui ne saurait condescendre à se limiter par quelque œuvre, fût-elle sublime (cf. Duchamp). "

(BLANCHOT Maurice, 1983, Après coup précédé par Le ressassement éternel, Paris, Les Editions de Minuit : 87).

Je me sens être cet esprit orgueilleux. Orgueil de l’essence qui prétend être reconnue comme essence, jusqu’à s’économiser le déploiement. Orgueil de mes premiers écrits. Geste d’adolescent romantique fasciné par la mort. Mais refus résolu de l’œuvre pourtant et non imposition d’un je dans le vacarme du temps :

" Je ne peux me sucider ! Je ne peux mourrir gratuitement. Je dois payer. Je suis voué à n’être qu’une bise et non un souffle. Je ne serais rien sur Terre, je veux être qq chose en la quittant. Etre autre chose qu’un souvenir. Etre un rêve : voilà ce que je veux. Entendre ‘Il est mort : c’était sa finalité. Mais il aurait pu nous apporter. Il est parti parce qu’il aurait pu mais qu’il n’avait. Il nous coûte. La mort l’a sauvé. Nous devrions être heureux. Mais nous sommes égoïstes et il nous manque.’ Ou entendre ‘Il est mort en anonyme mais il est quelqu’un désormais.’

[[ ?]] plus que l’heroisme succedant le cadavre, c’est la fusion que je veux. Je veux me fondre dans la masse ! Avoir vécu par la mort. Je voudrais mourrir dans la misère, dans les statistiqs des ministères, dans la conscience de sultans. " (Juin 1990).

Orgueil du il aurait pu, orgueil de la promesse. Refus de l’œuvre qui s’écrit pourtant. Proclamation écrite de la promesse condamnée à demeurer promesse.

Pourquoi écrire alors, s’il est impossible de s’affirmer ou se reconnaître ?

Je me souviens d’une époque où N. m’est apparue touchante – à moins que cela ne soit la promesse déçue qui rend le souvenir touchant. Pour la première fois elle évoquait un mal être. Des propos évanescents – le lot commun sans doute de cette humeur là. L’ombre d’une dépression qu’elle n’a pourtant jamais connue – un air vaguement triste. Je lui avait fait l’article – c’est aujourd’hui que je me mesure l’espoir que j’y mettais – sur ce que peut apporter l’écriture. Elle évoquait une succession de moments. Enseigner. Se reposer. Enseigner de nouveau. Lire comme loisir. A y réfléchir c’était peut-être là simplement les premiers signes de la fin de son amour – signes cachés, à elle-même sans doute. A l’époque j’avais entendu à la lettre – une vie dépourvue de sens. J’étais sans doute trop heureux de l’entendre esquisser ce que je ne m’autorisais pas à penser – sa vie effectivement privée de sens. Je lui avais vanté l’écriture comme nécessaire prise à soi. Ecrire pour la simple possibilité de mettre en suspend l’impression que je croyais entendre de n’être qu’un sac mouvant. Elle a fait une moue que j’ai cru dubitative. Elle a évoqué le désir de mettre des mots sur sa lecture de Nabokov. J’ai eu un enthousiasme secret. De fait, les jours qui ont suivi, elle s’est mise au clavier. Je lui demandais de pouvoir lire. Refus sans surprise – elle ne se sentais pas digne d’être lue ou elle avait besoin du congé de tout lecteur. Je me contentais du bonheur de la simple idée qu’elle puisse – fût-ce pour elle même – aller au-delà d’un c’est beau, c’est fort, c’est grand. Je la voyais écrire avec un certain entrain, que j’ai pu assimiler à une certaine rage de l’écriture. Et elle a cessé d’écrire, le jet sur Nabokov achevé. Et elle a cessé d’être triste pour ne plus jamais reposer la question d’un sens à la vie. Quand elle a su dire la fin de son amour, de rage j’ai lu tout ce qu’elle avait pu écrire. Exercice scolaire sur Nabokov, qui disait peu sur l’œuvre pour commenter la posture de l’écrivain…et sa mise entre parenthèse pour accéder à l’eouvre. Rage de la lecture – comment s’avouer, comment formuler même le fait d’avoir vécu avec un être insignifiant dévoilé comme jamais par l’écriture.

C’est bien le constat d’échec de toute une vie – avoir accordé à l’autre le bénéfice de l’essence et de la promesse. Oui je crois l’avoir aimé jusqu’à cet ultime, jusqu’à l’ultime dont je me prévalais : être aimé du simple fait d’un aurait pu.

-.-

Ayant vu Blanchot dans ma poche, G. m’a dit : " Tiens tu lis Blanchot. Mais tu sais que c’est l’auteur fétiche de N. ! ". J’ai laissé échapper un relent. Et je me suis souvenu d’une ombre. " Ben, oui elle me disait, il faut que tu lises Blanchot, G. C’est trop fort ! ". Le souvenir d’un c’est beau, c’est fort, c’est grand. L’ombre tutélaire du Père – un c’est grand au-delà des mots. Son père dont le talent ne pouvait être discuté. Ce père avait bien la figure de la promesse – elle s’interdisait de le lire pour éviter qu’il ne soit déchu. C’était bien la promesse qui le faisait tenir à cette place là, la promesse à laquelle elle tenait.

-.-

Pourquoi écrire ? Non pas pour me connaître ou me reconnaître. Ecrire pour me déprendre ? Pour me mettre en congé ? Peut-être tout simplement pour quitter la posture du démiurge.

Le sujet congédié. Variations sur Blanchot

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