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Chairs mortes
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20 décembre 2005

Les lunettes noires

A propos de L’IMMORTALITE de Milan Kundera (Folio/Gallimard, 1993 ; 1ère édition Gallimard : 1990).

" Laura, quant à elle, se mit aux lunettes noires au lendemain de sa fausse couche. A l’époque, elle les portait presque constamment, en s’excusant auprès de ses amis : ‘ne m’en veuillez pas, les pleurs m’ont défigurée, je ne peux me montrer sans elles.’ Dès lors, les lunettes noires signifièrent pour elle le deuil. Elle ne les portait pas pour cacher ses pleurs, mais pour faire savoir qu’elle pleurait. Les lunettes devinrent un succédané des larmes, en offrant sur les larmes réelles l’avantage de ne pas abîmer les paupières, de ne pas les faire rougir ni gonfler, et d’être beaucoup plus seyantes. " (p. 142).

Kundera emprunte-t-il à Barthes (Fragments d’un discours amoureux, Paris, Seuil, Collect. " Tel Quel ", 1977, 51-54) qui notait que les lunettes noires cachent les pleurs TOUT EN signifiant qu’on a pleuré ?

Mais qu’est-ce que signifier ? Laura, elle, emprunte à sa sœur Agnès le motif des lunettes noires.

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On imagine Agnès dissimulant ses larmes – ou les traces qu’elles ont laissé - DERRIERE ses lunettes noires. Elles offrent un paravent – oui, il est question de pudeur chez Agnès - qui signale autant qu’il peut leurrer. Les lunettes noires peuvent leurrer – je n’avais pas vu qu’elle avait les yeux gonflés de larmes, ses lèvres prétendaient au sourire. Elles signalent – moi qui la connaît et sachant ce qu’elle traverse, je peux me douter qu’elle tente de dissimuler – ou de nous épargner – l’image de son chagrin. Elles peuvent prétendre leurrer ceux qui sont voués à l’indifférence – ces passants qui n’ont rien à savoir de mon chagrin, ou ces prétendus proches qui ont besoin que la douleur soit hurlée faute de savoir la deviner. Chez Agnès, si les lunettes noires signifient qu’elle a pleuré, c’est presque malgré elle (Agnès) et, surtout, presque malgré elles (lunettes noires n’équivaut pas à pleurs – elles sont polysémiques).

L’usage des lunettes est tout autre chez Laura. Elles prétendent signifier d’emblée : j’ai pleuré. Curieusement cette signification univoque de l’objet a besoin de la parole pour être soutenue  (" les pleurs m’ont défigurée, je ne peux me montrer sans elle "). Figure de redondance – la souffrance dite, l’objet qui redit en redoublant les paroles. Le paravent devient TENANT LIEU – jusqu’à pouvoir donner congé aux larmes (" succédané de larmes, en offrant sur les larmes réelles l’avantage de ne pas abîmer les paupières, de ne pas les faire rougir ni gonfler ").

Enfant, j’ai eu du mal à comprendre pourquoi les aveugles portaient des lunettes noires – pourquoi obscurcir une lumière qui n’est pas même perçue ? On tenta de m’expliquer qu’il était question de pudeur – ne pas offrir aux voyants l’image d’un regard vide. Convaincu ou non, les lunettes noires me signifièrent l’aveugle presque à l’égal de la canne blanche.

Nous avons tous vu diverses scènes filmées dans lesquelles un mendiant abandonne son rôle d’aveugle en ôtant ses lunettes noires en même temps qu’il retrouve un pas assuré. Nous avons appris à suspecter le simulateur derrière tout mendiant qui prend appui sur une déficience. Les lunettes noires ne nous suffisent plus pour nous convaincre de la cécité.

Mais combien sommes-nous encore à nous leurrer sans retenue au jeu de toutes les Laura ? A préférer l’éclat aux bas bruits, le redondant jusqu’à son épuisement dans le leurre à l’esquisse que nous vaut tous les paravents ? Combien sommes-nous à demeurer aveugle aux Agnès…

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