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Chairs mortes
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1 février 2005

Eclats 1

Eclats 1

"Argument

Il n'est sons doute pas d'habitant des villes qui ne soit, à quelque moment de sa misérable journée, obsédé par l'encombrement de tout ce que ses yeux, ses mains, ses pas rencontrent. Par extension, ce qui fut nommé l'espace lui apparaît partout atrocement divisé en logements, je veux dire en objets contigus enfermés les uns dans les autres, à l'infini...

Pour résister à ce foisonnement des choses au sein d'elles-mêmes qui s'obstine à nous étouffer, deux seuls partis semblent convenables.. ou bien peser de tout son poids corporel sur les fragments de matière qui nous heurtent, les briser ; convertir l'un en un autre, modifier leur forme et leur destination (ainsi travaillent le physicien, le statuaire, le forgeron) ; ou bien imaginer, à l'écart de la raison, un lieu sans point ni ligne, un espace en dehors de l'espace, où l'on verse pêle-mêle toutes les choses, où elles se réduisent instantanément à rien, fondent, disparaissent, effaçant du même coup le spectateur et l'innombrable figuration du spectacle.

Délivré, cet esprit sans personne respire quelque temps et se fraye une route à travers tout. Mais bientôt ce fleuve d'ignorance lui-même se change en une menace, en un ennemi exclu des formes, en un pressentiment grave, égal et continu, dénoncé seulement par le lourd soupir de regret qu'il soulève en nous. C'est alors que les choses apparaissent de nouveau aux environs, avec des gestes de tendresse et de mélancolie et que la terre nous réconforte en offrant un sol dur et divisible à nos inutiles compas.

Cette angoisse en forme de cycle trouve son plus parfait apaisement dans l'acte de composer un poème.. les mots, choses semblables aux choses, passent, aussitôt formée l'image qu'ils révèlent ; le rythme qui les apporte abolit à son tour les images et la gangue de toute signification logique, s'il contente par ses temps forts le désir de solidité, et par ses flottements l'appel vers une disparition générale.

... Mais le plus souvent, je cherche à triompher d'une peur sans nom, en m'efforçant d'imiter la voix même de l'Ennemi. Le poème se prête sans fin à cette poursuite d'un accent. Quand je crois m'en être approché davantage, l'inquiétude se dissipe. C'est moi qui parle.. IL est volé. " (TARDIEU Jean, 1939/2003, " Accents ", in Œuvres, Paris, Gallimard, (coll. " Quarto "), 2003 [Edition dirigée par Jean-Yves Debreuille avec la collaboration d’Alix Turolla-Tardieu et de Delphine Hautois] ; [1ère édition 1939, Paris, Gallimard, (Coll. " Blanche ")] ; pp. 86-120 : 87).

Peser. Peser sur les choses pour éprouver quelque consistance. Les mots comme double dont on recherche l’inconsistance même pour son seul accent, pour la trace qu’ils laissent d’une association en rythme.

S’agit-il de se déprendre ? De se déprendre pour éprouver ?

Les mots comme double des choses. Leur ravissement comme double, le ravissement permis par le double. Est-ce là une fuite de la chose même, ou la condition de son épreuve ?

Un homme chuchote ce qu’il fait, le lacet qu’il défait, les doigts qu’il laisse promener, les frissons qu’il éprouve. Chuchote-t-il pour mieux nier l’instant lui même ? Quel sens a ce monde en doublon ? N’est-il pas plutôt la condition même de l’épreuve ?

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Francis Bacon – Two Figures. Huile sur toile.

Assimiler serait faire rentrer les choses. Cherche-t-on l’avalement ? N’est-ce pas plutôt le ravissement de son redoublement ?

Qu’est-ce qu’avoir vécu sinon être évoqué ? Qu’est-ce qu’aimer sinon chuchoter ?

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